Publié le 09.10.2025

Peut-on prédire le destin d’une greffe rénale ?

Par le Dr Vanhomwegen Charlotte

Néphrologue 

 

Quand j’ai commencé ma thèse, je savais que je voulais travailler dans le domaine de la transplantation. C’est un champ qui m’a toujours fascinée, à la fois très technique et profondément humain. Mon chef m’avait proposé plusieurs sujets déjà bien balisés, mais j’avais envie de construire quelque chose à partir de rien — de partir, comme on dit, « from scratch ». Je voulais poser mes propres hypothèses, créer mes outils, comprendre un pan de la réponse immunitaire encore inexploré : la partie dite non neutralisante de la réponse humorale, c’est-à-dire le rôle des anticorps qui ne neutralisent pas directement un virus, mais peuvent néanmoins influencer son évolution et celle du greffon.

Quand je suis arrivée dans le laboratoire, j’avais la chance de disposer d’une belle infrastructure et de machines performantes, mais tout était à développer. Il a fallu concevoir un panel d’antigènes, tester, recommencer, ajuster. Beaucoup d’essais-erreurs, de bricolages, de nuits à chercher pourquoi une expérience ne donnait rien. Mais petit à petit, le protocole s’est construit. Aujourd’hui, ma méthode est au point : nous avons un panel robuste, une technique fiable, et la capacité de tester plusieurs milliers d’échantillons en parallèle. C’est une vraie satisfaction. Nous avons même établi une collaboration avec une équipe à Strasbourg : j’ai envoyé mes échantillons pour analyse de neutralisation, et eux nous enverront les leurs pour que nous appliquions notre propre technique, le Luminex. Ce type d’échange est précieux : il permet de valider nos résultats et d’enrichir nos modèles.

Concrètement, mon travail porte sur les anticorps dirigés contre le BK virus, chez les patients transplantés rénaux. Ce virus est en réalité très commun : environ 95 % de la population l’a déjà rencontré dans l’enfance. Il reste ensuite « endormi » dans les reins, sans provoquer de symptômes. Chez les personnes en bonne santé, il ne se réactive jamais. Mais en cas de transplantation rénale, tout change. Le virus du donneur, présent dans le rein greffé, peut se réveiller dans le corps du receveur, surtout quand le système immunitaire est affaibli par les traitements anti-rejet.

Dans la majorité des cas, cette réactivation est bénigne : le virus est excrété dans les urines sans causer de dégâts. Mais dans environ 15 % des cas, elle entraîne une néphropathie au BK virus — c’est-à-dire une infection virale du greffon, avec destruction progressive du tissu rénal. Et là, le pronostic est lourd : entre 20 et 40 % de pertes de greffon dans l’année qui suit. Imaginez : une personne greffée depuis quelques mois seulement doit retourner en dialyse alors que, sans complication, une greffe peut durer quinze ans.

C’est pour mieux comprendre et prévenir ce scénario que j’ai orienté ma recherche. On sait déjà que certains anticorps, dits neutralisants, jouent un rôle protecteur : plus leur taux est élevé au moment de la greffe, plus le risque de réactivation du virus est faible. Mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Deux patients peuvent avoir le même niveau d’anticorps neutralisants, et pourtant l’un fera une néphropathie, pas l’autre. Il manquait donc une partie du puzzle.

C’est là qu’intervient ma recherche : explorer la réponse humorale non neutralisante, c’est-à-dire tous les anticorps qui ciblent d’autres parties du virus que sa surface. Si on imagine le virus comme une petite sphère, les anticorps neutralisants s’attaquent à son enveloppe externe, empêchant son entrée dans les cellules. Mais les anticorps non neutralisants, eux, peuvent aussi se fixer sur des protéines internes du virus — il y en a six au total — et interagir avec d’autres acteurs du système immunitaire, comme les macrophages, les neutrophiles, les cellules NK ou le complément. Ces interactions passent par une zone particulière de l’anticorps, appelée le fragment Fc, qui sert de « clé de contact » avec ces cellules.

Ce mécanisme peut contribuer à l’élimination du virus, mais aussi, potentiellement, à une inflammation délétère du greffon. En réalité, on ne sait pas encore dans quel sens penche la balance : protecteur ou pathologique. C’est précisément ce que j’essaie d’éclairer.

J’ai donc mesuré, chez les patients transplantés, les différents types d’anticorps (IgA, IgM, IgG) et leurs sous-classes (notamment les IgG1 et IgG3, les plus actives sur le plan fonctionnel), à plusieurs moments clés : au moment de la greffe, puis trois mois et un an après.

Ce que j’ai observé, c’est qu’à la transplantation (temps zéro), les patients qui ne développeront ni virurie ni néphropathie au BK ont des taux d’IgG1 et d’IgG3 plus élevés contre la protéine principale du virus (VP1) que ceux qui feront plus tard la maladie. Ils présentent aussi une meilleure capacité de liaison aux trois récepteurs Fc impliqués dans la réponse immunitaire innée — ceux des neutrophiles, des macrophages et des cellules NK. Autrement dit, leur système immunitaire est déjà prêt à réagir efficacement, même sans « neutraliser » directement le virus.

Un an après, en revanche, le profil change complètement : chez les patients qui ont développé une néphropathie, on observe une élévation des anticorps, mais dirigée cette fois contre des protéines internes du virus (comme le grand T antigène et le petit t antigène). Ce profil tardif, très différent, suggère une réponse plus inflammatoire, peut-être même pathologique. C’est une piste que nous creusons maintenant dans une deuxième phase du projet.

J’ai eu l’occasion de présenter ces résultats au congrès de la Société française de néphrologie, dialyse et transplantation, un rendez-vous très important pour notre communauté. Ce fut un moment fort : voir cette recherche, née d’un tableau blanc et de beaucoup d’essais infructueux, devenir un projet reconnu.

Le but, au fond, est simple : prévoir le risque. Aujourd’hui, quand une réactivation du BK survient, le seul moyen d’agir est de réduire les traitements immunosuppresseurs. Cela peut aider à contrôler le virus, mais au prix d’un risque de rejet du greffon. Si nous pouvions, grâce à un modèle basé sur les anticorps, identifier dès le départ les patients les plus vulnérables, nous pourrions ajuster leur suivi, doser leur immunosuppression plus finement, et éviter bien des complications.

L’un des avantages majeurs de ma méthode, c’est qu’elle repose sur le Luminex, une technologie rapide et déjà utilisée dans de nombreux laboratoires hospitaliers. Si nous démontrons qu’elle est aussi fiable que les tests de neutralisation, elle pourrait facilement être intégrée en routine, ouvrant la voie à une médecine prédictive et personnalisée.

Je n’ai pas la prétention de révolutionner la transplantation à moi seule. Mais si ma recherche peut apporter une pièce supplémentaire au puzzle, contribuer à mieux comprendre cette interaction complexe entre virus et système immunitaire, et surtout prévenir la perte de greffons, alors ce sera déjà une grande avancée. C’est un travail de longue haleine, qui demande patience et persévérance, mais je crois profondément qu’il pourra, à terme, améliorer la vie des patients transplantés.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien financier du Fonds Erasme et du FNRS. Sans cette bourse, je n’aurais pas pu acquérir les réactifs nécessaires ni disposer d’un panel aussi large, capable d’étudier l’ensemble des protéines du virus. J’aurais probablement dû restreindre mes analyses et nous serions probablement passés à côté des découvertes que nous faisons aujourd’hui.