Publié le 15.09.2025

Le patient n'est pas une image, c'est un film

Focus on

Par le Pr Pierre Oswald - Directeur du service de psychiatrie

Le grand enjeu, en psychiatrie adulte, est d’apprendre véritablement à rencontrer. Cela peut sembler une évidence, mais je crois qu’il faut insister sur ce point. Rencontrer d’abord le patient, puis rencontrer les pédopsychiatres. Deux aspects essentiels qui ne sont pas innés chez nous.

Lorsque je parle de rencontrer le patient, je veux dire le rencontrer pleinement. Le patient est une personne qui porte en lui tout un bagage : des expériences positives et négatives, des joies, des peines, des traumatismes. Il porte également un capital génétique qui évolue au cours du temps par des mécanismes épigénétiques et d’autres influences.
Or, trop souvent, le psychiatre adulte perçoit la personne qui se présente à lui comme un individu défini par ses symptômes du moment. C’est un biais que nous avons, car notre formation de médecin nous conduit à traquer ce qui ne va pas.
Bien sûr, nous posons la question des antécédents, mais cela ne représente qu’une infime partie de l’histoire : uniquement ce qui « n’allait pas » auparavant. Rencontrer le patient signifie écouter son parcours dans sa globalité : ses réussites, ses épreuves, ses forces, ses
fragilités. Cette écoute doit être narrative et phénoménologique : comprendre comment les expériences de vie, heureuses ou douloureuses, façonnent la souffrance actuelle. 

Les recherches le montrent clairement : nombre de maladies psychiatriques sont l’expression entre autres d’une accumulation de micro-traumatismes et de micro-stress qui laissent des traces biologiques, parfois jusqu’au niveau cellulaire. La schizophrénie, par exemple, peut être associée à des phénomènes de stress oxydatif résultant de ces adversités répétées. Il nous faut donc adopter une perspective développementale : comprendre que les expériences de vie passées expliquent non seulement pourquoi le patient est tel qu’il est aujourd’hui, mais aussi comment il va évoluer. Notre objectif est de prévenir les situations difficiles pour qu’elles ne se reproduisent pas. Cette approche implique également d’anticiper le long terme : que deviendra un patient porteur d’un trouble du développement  lorsqu’il aura 40, 50 ou 70 ans ? Comment soutenir une femme atteinte de TDAH à la périménopause ? Comment accompagner un adulte vieillissant présentant une déficience intellectuelle lorsque ses parents ne seront plus là ? Le second point consiste à rencontrer les pédopsychiatres. Il est indispensable de renforcer les liens avec eux afin d’assurer la continuité entre l’adolescence, le jeune adulte et l’adulte. Cette collaboration repose sur deux axes. 

Le premier concerne les troubles du neurodéveloppement : l’autisme, le TDAH, la déficience intellectuelle. Ces troubles ne se réduisent pas à des symptômes figés. Ils s’expriment différemment selon les environnements et les étapes de la vie. Un adolescent TDAH doit par exemple apprendre à développer des outils cognitifs adaptatifs : flexibilité mentale, stratégies de compensation, mise en valeur de ses compétences. Plus tôt ces « couteaux suisses » sont travaillés, mieux la personne pourra naviguer dans les changements d’environnement : lycée, études supérieures, monde du travail, parentalité. 
 

Le second axe concerne la détection précoce des troubles sévères : schizophrénie, troubles bipolaires. Nous devons repérer les signes annonciateurs bien avant l’installation d’un épisode majeur. Et il est essentiel de comprendre que l’on ne prend pas en charge un jeune adulte comme on le ferait avec un patient de 50 ans. Les réalités neurobiologiques sont différentes, les réponses thérapeutiques doivent l’être également.

Cette perspective développementale nous amène aussi à intégrer les facteurs de mode de vie dans le soin. J’avoue qu’au début, je n’étais pas entièrement à l’aise avec cette idée : je me disais que je n’étais pas hygiéniste. Mais aujourd’hui, je suis convaincu qu’il est de notre devoir d’inciter nos patients à ne pas fumer, à bouger davantage, à soigner leur sommeil. La surmortalité en psychiatrie est en grande partie liée au tabac : les patients schizophrènes, par exemple, meurent en moyenne vingt ans plus tôt que la population générale. La schizophrénie n’est pas une maladie mortelle ; le tabac, si. Et pourtant, nous continuons à tolérer qu’on fume dans les hôpitaux psychiatriques.

Enfin, cette approche suppose d’ouvrir davantage la recherche. Nous devons mieux comprendre les mécanismes génétiques et épigénétiques qui modulent les fragilités tout au long de la vie. Nous devons identifier les profils de patients susceptibles d’évoluer défavorablement et ceux qui, malgré un diagnostic sévère, resteront stables. Nous devons aussi investir dans des recherches qualitatives : interroger le vécu des patients, comprendre ce que signifie le mal-être pour eux, avec leurs propres mots. Ces études existent, mais elles doivent se professionnaliser. C’est le rôle des hôpitaux universitaires de mettre en place des méthodologies solides. Tout cela participe à une transformation de notre pratique. Nous devons sortir d’une psychiatrie « photographique », figée sur l’instant, pour entrer dans une psychiatrie « cinématographique ». La personne qui se tient devant nous n’est pas un cliché, mais un film : un récit en mouvement, une
fresque vivante. C’est cela que la pédopsychiatrie peut nous apprendre. Comprendre le passé, accompagner le présent, anticiper l’avenir.
Je sais que l’on a toujours tort d’avoir raison trop tôt. Mais je suis convaincu qu’un jour, cette manière de voir s’imposera.