Kératose actinique : tenter de prédire l’imprévisible
Focus On
Entretien avec le Dr Orte Cano, dermatologue et chercheuse au Fonds Erasme
Depuis plusieurs années, une question revient sans cesse dans la littérature scientifique : quelle kératose actinique évoluera vers un carcinome épidermoïde ?
La réponse, inlassablement, reste la même : nous ne savons pas.
Et c’est précisément ce constat — cette absence persistante de mécanismes clairement identifiés — qui a motivé notre projet.
Nous avons choisi de nous concentrer sur les kératoses actiniques, ces lésions cutanées précancéreuses fréquentes, souvent visibles sur les zones chroniquement exposées au soleil : visage, cuir chevelu, dos des mains. Malgré leur omniprésence dans nos consultations, elles sont encore mal comprises sur le plan biologique. On les regroupe souvent sous un même terme, alors qu’intuitivement et cliniquement, on sait qu’elles n’ont pas toutes le même comportement évolutif.
Notre hypothèse de départ est donc simple : il existe plusieurs types de kératoses actiniques, et certaines seulement présentent un risque réel de transformation maligne. Le défi est de pouvoir les identifier précocement, idéalement sans recourir à la biopsie.
C’est là qu’intervient notre approche. Nous utilisons une technologie d’imagerie avancée, la LCOCT (Line-field Confocal Optical Coherence Tomography), qui permet une visualisation en profondeur des structures cutanées, sans incision. Nous y associons des algorithmes d’intelligence artificielle, capables de traiter et d’analyser les données complexes générées par cette imagerie.
Dans un premier temps, nous avons enregistré et analysé 45 lésions : kératoses actiniques, peau saine exposée au soleil, et peau non exposée. Les résultats sont prometteurs : l’algorithme distingue clairement les trois catégories, notamment sur la base de l’atypie cellulaire. Nous poursuivons maintenant l’analyse pour voir si, au sein même des kératoses actiniques, des sous-types peuvent être identifiés, avec des architectures histologiques distinctes (invasion folliculaire, acantholyse, etc.).
L’objectif final est double :
- Mieux comprendre les mécanismes de progression de certaines kératoses vers un carcinome.
- Pouvoir stratifier les risques de façon non invasive et orienter les traitements avec plus de justesse.
À terme, cela permettrait de dire à un patient : « Cette lésion ne bougera jamais, inutile de la traiter », ou au contraire : « Celle-ci, il faut intervenir ». C’est un changement de paradigme dans la prise en charge : de la prudence systématique à une médecine personnalisée, fondée sur des données objectives.
La kératose actinique touche une part importante de la population, particulièrement les phototypes clairs de plus de 60 ans. Plus de 50 % des hommes (et une proportion croissante de femmes) présentent au moins une lésion. Or, ces lésions ne sont pas toujours rapportées, ni systématiquement enregistrées. Elles représentent un champ de cancérisation mal balisé, parfois négligé, mais avec un impact réel sur la santé publique.
Grâce au soutien du Fonds Erasme, j’ai aujourd’hui le temps nécessaire à cette recherche : du temps pour poser les bonnes questions, explorer les pistes méthodiques, approfondir sans subir la pression du rythme hospitalier. Ce temps, précieux, réinvestit directement la clinique : il permet d’innover, d’anticiper, et d’améliorer la prise en charge des patients.
Et si, dans quelques années, on parvient à prédire l’imprévisible, ce sera aussi grâce à cette liberté de penser. Une liberté qui, pour moi, est le socle même de la médecine du futur.